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NCIES - Poitiers
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![]() Sophie Orange |
Une analyse sociologique de la trajectoire sociale du Président cherche à mettre au jour ses ennemis possibles.
En s’appuyant sur des entretiens approfondis effectués auprès des proches de la victime (épouse, père, mère, frère), ainsi que sur le dépouillement d’archives familiales et personnelles (photographies, carnets, agendas, etc.) mais aussi institutionnelles (procès-verbaux, compte-rendu de réunions, etc. ), il est possible de reconstruire l’histoire du Président depuis son plus jeune âge. Dans cette entreprise, le Bottin Mondain et le Who’s Who ont également été consultés.
Le Président est un transfuge de classe, c’est-à-dire un individu dont la socialisation s’est effectuée dans un milieu social différent de celui dans lequel il vivait à l’âge adulte. D’origine populaire (son père était artisan-pêcheur et sa mère couturière à domicile), il appartenait, au moment de son assassinat, aux classes intellectuelles dominantes, dont les valeurs et les modes de vie diffèrent fortement de celles des fractions les plus modestes de la société. Ces fortes ascensions sociales, permises par l’école, peuvent expliquer un rapport complexe à la position sociale de départ, tout comme à celle d’arrivée. Les promenades au bord du lac de Saint-Cyr, fréquemment mentionnées dans ses agendas, lui permettaient ainsi de gérer au mieux la discontinuité dans sa trajectoire : regarder les pêcheurs lui rappelait sans doute son enfance et son père. D’autant plus que cette rupture sociale était renforcée par une rupture familiale : le Président n’avait plus de contacts avec ses parents depuis son entrée à l’université. En effet, les parents avaient épargné longuement, en se contentant du minimum pour vivre, puis avaient investi toutes leurs modestes économies dans les études du frère aîné, adoptant ainsi l’ethos ascétique des classes moyennes qui cherchent à convertir leur capital économique en capital culturel, par la réussite scolaire de leur progéniture. Ne pouvant faire de même pour le frère cadet, à savoir le futur Président, ils avaient souhaité que ce dernier reprenne la petite affaire familiale. Ecœuré, le Président avait quitté le domicile familial et cherché à contredire ce destin social qui s’imposait à lui en montant au plus haut de la hiérarchie universitaire. Sa trajectoire sociale se rapproche en cela des trajectoires contrariées qui sont le propre des génies, en décalage constant et en permanence « en révolte contre [leur] destin »1.
La découverte d’un carton rempli de carnets de compte, assidûment tenus, montre que son ascension universitaire a été permise par une démarche ascétique qui reproduisait celle de ses parents. Son mode de vie étudiant était particulièrement humble et solitaire (aucune dépense liée à des sorties n’est mentionnée, des économies semblent avoir été faites sur toutes choses). Ce rapport inquiet à l’argent, dont il a fait les frais à son entrée à l’université par le biais de ses parents, et qu’il a finalement reproduit dans ses propres pratiques, le Président le possédait encore à l’heure actuelle, alors que sa situation économique était devenue confortable. Cet ethos d’ascète, il l’exprimait ainsi dans la sphère privée comme dans la sphère professionnelle. L’observation attentive de son domicile laisse ainsi apparaître un cadre de vie austère, où le choix de chaque meuble est prescrit par la nécessité plutôt que par le confort. Aucun objet « inutile » n’est à signaler : ni tableaux, ni bibelots. A l’université, les compte-rendus des conseils d’administration révèlent le même rapport à l’argent : les dépenses sont limitées et réservées aux domaines les plus productifs.
A l’étude des répartitions du budget de l’Université sur les dix dernières années, un autre élément marquant apparaît. Une discipline fait ainsi particulièrement les frais de la politique financière rigoriste du Président : la discipline-même vers laquelle son frère aîné s’était orienté à l’université : les mathématiques. Ainsi, le dépouillement des archives administratives fait apparaître que les demandes de financement pour les colloques dans cette discipline sont systématiquement refusés, tout comme les demandes de création ou de redéploiement de poste d’enseignant-chercheur, ou encore qu’aucun de ses collaborateurs (vice-présidents, adjoints aux vice-présidents) depuis sa prise de fonction n’est issu de cette discipline. Les annotations rageuses relevées sur les documents personnels du Président, dès lors que la discipline en question est mentionnée, ainsi que des entretiens effectués auprès des collaborateurs du Président confirment cette antipathie. Comme si cette discipline portait en elle tout le poids de la rupture biographique du Président.
Le coupable est très probablement à chercher dans cette direction, et il s’agit sans doute d’une personne qui a subi l’arbitraire du Président d’une manière ou d’une autre.
1. ELIAS Norbert, Mozart. Sociologie d’un génie, Paris, Editions du Seuil, 1991, p. 171.
[Extraits de BONNEWITZ Patrice, Premières leçons sur la sociologie de Pierre Bourdieu, Paris, PUF, 1998.]
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